Aux Rencontres Internationales de l’Autisme à Ajaccio, en avril 2019, nous avons fait la connaissance de Tristan Yvon. Autiste Asperger, grand frère de deux adolescents autistes Kanner, jardinier paysagiste, Tristan est le président de l’association Add’autiste (anciennement Ado’tiste) depuis 2016. Il milite, toujours avec humour, sincérité et efficacité, pour l’amélioration des conditions de vie des personnes autistes à travers la sensibilisation du grand public.

Nous avons eu la chance de retrouver Tristan au Congrès international de l’autisme à Nice en septembre et lui avons demandé son point de vue… non pas sur l’autisme, mais sur la neurotypie ! Car plutôt que de toujours présenter le regard des neurotypiques sur l’autisme, il nous a semblé que le regard des personnes avec TSA sur les neurotypiques, leurs fonctionnements sociaux, avait beaucoup à nous apprendre ! Voyez plutôt avec le témoignage plein d’humour de Tristan !

Mon regard autistique sur la neurotypie

Les personnes dites neurotypiques sont les personnes au fonctionnement “typique”, autrement dit “standard”, généralement considéré comme “normal”. Dans notre jargon, nous utilisons souvent l’adjectif “neurotypique” pour qualifier les personnes non autistes, ou plus largement n’ayant aucun trouble neurodéveloppemental. Il existe de nombreuses analyses neurotypiques sur l’autisme, mais l’inverse est finalement plus rare. À la demande d’Hop’toys, j’ai essayé de décrire mon regard (forcément subjectif) sur les neurotypiques et la société imprégnée par leurs “codes sociaux”.

La communication : l’art de parler, l’art de comprendre…

On croit parfois que les autistes sont très précis, et les neurotypiques plus enclins aux bavardages et aux discussions inutiles… En vérité, des bavards et des précis, il y en a dans les deux familles, à la différence notable que des personnes communiquant peu (comme des autistes porteurs d’une déficience intellectuelle) iront naturellement à l’essentiel, sans discussion superflue. Le spectre de l’autisme est donc trop large pour qu’il puisse y avoir des généralités sur ce sujet.

En revanche, la manière de parler est souvent différente, le langage neurotypique étant abreuvé d’expressions imagées, de second degré, de sous-entendus, de vocabulaire improbable… Alors let’s go, allons papoter avec des neurotypiques !

Première étape : adapter son langage au contexte

À l’école, on apprend les différents registres de langage (soutenu, ordinaire, familier), apprentissage fondamental qu’il ne faut pas oublier. En effet, le langage neurotypique change selon les contextes, les classes sociales… Malheureusement, les transitions relèvent de l’implicite, et les neurotypiques sont assez imprévisibles.

Alors quel registre de langage utiliser quand on rencontre quelqu’un ? J’ai longtemps considéré comme une réalité les clichés véhiculés par l’école, j’adoptais donc un registre soutenu avec des responsables de grosses assos, des chefs d’entreprises, des politiques, etc., et un registre plus familier avec des collègues ouvriers, des copains, etc. Jusqu’à ce que j’entende des politiques jurer comme des charretiers, et utiliser de manière décomplexée des adjectifs tels que “sous-merde” ou “bordel” (et encore je censure les plus grossiers). En y réfléchissant, j’ai réalisé que même nos Présidents de la République sont souvent sortis du registre soutenu…

Du coup, j’ai appris à y faire moins attention et mon langage varie du soutenu au familier selon mon humeur…

Deuxième étape : dompter les expressions bizarres

Le vocabulaire neurotypique est rempli de second degré et d’expressions imagées aussi courantes qu’insensées… “Avoir un chat dans la gorge”, “Se les cailler”, “Avoir grave le seum”, “Se coucher avec les poules” sont autant d’expressions qu’on a beaucoup de mal à décoder. Je me demande parfois où les neurotypiques trouvent l’inspiration pour les inventer, s’il s’agit d’un détournement de langues étrangères… ou d’un abus de rosé ! En attendant, on peut difficilement traduire les expressions en écoutant notre interlocuteur. Ce décalage peut facilement être rédhibitoire au niveau social. Personnellement, j’ai appris la définition des expressions les plus courantes et pour les nouveautés monsieur Google s’avère beaucoup plus pratique que les dictionnaires.

Troisième étape : s’adapter au vocabulaire local

Le Français ne se parle pas exactement partout de la même manière. Il n’est pas nécessaire de voyager loin pour découvrir du vocabulaire improbable, héritage des langues locales plus ou moins disparues. Dans les DOM-TOM ou d’autres pays francophones, c’est encore plus compliqué.

À force de rencontres (et de galères), je suis presque devenu polyglotte. Je suis aussi à l’aise devant un responsable politique que devant une classe de collégiens ou devant une assemblée de personnes concernées par l’autisme. D’où mon aisance à l’oral et ma réputation de bavard ! Mais c’est malheureusement loin d’être le cas de toutes les personnes autistes.

Les interactions sociales : le grand n’importe quoi !

Les interactions verbales ou non verbales chez les neurotypiques relèvent de l’anarchie la plus totale. Dans un groupe de 5 personnes, j’en ai rarement vu deux utiliser les mêmes mimiques ou les mêmes expressions. Il est quasi impossible d’appréhender un inconnu avec une formule spécifiquement adaptée, comment voulez-vous qu’on s’y retrouve ?

Par exemple, je garde en mémoire une de mes premières expériences professionnelles dans une entreprise de 5 salariés.
Première étape de la journée : se dire bonjour. Après 10 ans de groupe d’habiletés sociales, j’arrive avec mon mode d’emploi bien rodé (regard, intonation, mots bien choisis, distance de la personne, signe physique adapté selon le contexte – bise, poignée de main…). À mon grand effarement, aucun ouvrier n’a eu la même manière de me saluer. L’un m’a dit “Salut” en me serrant la main, un autre m’a fait la bise, un autre m’a fait un “check” très jeune, un autre m’a fait une espèce de salut militaire et le dernier a carrément laissé tomber toute “salutation” pour un simple “ça va ?” en me serrant la main… Autant dire que j’ai pu archiver mon “mode d’emploi du bonjour” au rayon utopie et essayé de mémoriser la salutation du matin de chaque collègue pour essayer d’être à la hauteur le lendemain… en vain. Nan, mais sérieusement, c’est quoi ce souk ? Je veux bien que les autistes soient décalés, pas adaptés, etc., mais faudrait déjà que les neurotypiques soient cohérents !

Ensuite, commence le grand exercice de l’implicite. Pour être “socialement adapté”, il faut deviner l’humeur, la forme et le ressenti de la personne… sans qu’il ne le dise. Les critères sont notamment les expressions faciales (sourcils, regard, grimace…), les gestes ou encore les onomatopées (certains neurotypiques sont adeptes des “hum hum”, des “pffff”, etc.).

Le problème c’est qu’avant de nous donner des cours de compréhension, il faudrait envisager de leur donner des cours d’expression et convenir d’un code universel, car y’a des fois où c’est vraiment tordu voire cocasse. Rajoutez à ça le fait qu’on est tous naturellement plus ou moins expressifs et que les gestes changent selon les endroits, ça devient très vite incompréhensible.

Franchement, tout cela est ridiculement compliqué. Je reste souvent perplexe devant le masochisme des neurotypiques qui entretiennent des systèmes aussi complexes, sans cacher mon admiration pour ceux qui sont naturellement à l’aise dans ces situations. Il faut vraiment être flexible et adaptable.

Intérêts spécifiques, une exclusivité de l’autisme ?

Les personnes autistes sont connues pour avoir des intérêts spécifiques (aussi appelés intérêts restreints). C’est d’ailleurs un critère de diagnostic. La question qui se pose est : en quoi sont-il différents des intérêts des personnes neurotypiques ?

J’ai toujours vu des personnes neurotypiques passionnées, y compris sur des sujets très précis. La principale différence est peut-être l’intensité de leurs passions. Les neurotypiques arrivant mieux, selon moi, à  s’imposer un cadre et gérer leur quotidien autour de leurs intérêts, tandis que ceux-ci deviennent souvent plus envahissants chez nous. Mais ce n’est qu’une impression, largement insuffisante pour en tirer des généralités.

Aspect sensoriel : le mauvais exemple des neurotypiques !

Mon avis sur le sujet tient en quelques mots : je trouve que les neurotypiques ne prennent pas soin d’eux.

À des fins de rentabilité, d’efficacité ou même plus simplement de publicité, les neurotypiques ont banalisé de nombreuses formes de harcèlement sensoriel : travail en open space bruyants, aménagement de trains toujours plus serrés, transports en commun plus que malodorants, regroupement des services dans des lieux toujours plus bondés, supermarchés immenses avec des affiches flashantes et des publicités audio…

Avant d’être championne du monde de foot, notre société est championne de la fatigue inutile. Car on pourrait croire que les neurotypiques supportent très bien leur environnement, mais je trouve très amusant qu’ils apprécient les aménagements sensoriels qu’on sollicite parfois. Qu’il s’agisse de baisser la musique dans des lieux publics, réduire le bruit au travail, instaurer des créneaux pour faire ses courses dans le calme, enlever les panneaux publicitaires lumineux… De nombreux neurotypiques m’ont affirmé ressentir un grand soulagement rien qu’en diminuant l’ambiance sonore à leur boulot. Comme quoi, s’adapter aux personnes autistes a parfois du bon !

Le coin refuge d’Hop’Toys : ça fait du bien aussi aux neurotypiques !

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Anticipation, organisation, structuration, logique, rigueur.

Dans ma courte carrière professionnelle, j’ai eu l’opportunité de travailler à la fois avec des neurotypiques et avec des autistes. Très honnêtement, une de mes expériences d’inclusion dans un service trop neurotypique est restée dans les annales. J’y suis péniblement resté trois mois.

Organisation catastrophique et illogique, aucune anticipation fiable, consignes contradictoires et rigueur zéro, pour une efficacité déplorable (j’avais l’impression de ne rien faire de mes journées). Le plus amusant était de constater la réincarnation neurotypique de la notion de rituel, à travers la sacro-sainte pause café absolument inévitable. Sans parler de l’apéro avant le repas, et du deuxième café ensuite. Toujours à la même heure, au même endroit, et la même boisson à l’apéro.

Peu de temps après, j’ai mis en relation un jeune autiste avec une grosse entreprise qui cherchait à recruter une personne TSA. Le jeune adulte autiste a été inclus sur un projet ambitieux, dans un open space bruyant et beaucoup de pression de la part de la direction… Autant dire que c’était mal barré.

Je leur ai aussi conseillé une amie Job-coach, elle-même Asperger, qui les a guidés vers les aménagements nécessaires pour accueillir au mieux leur nouveau collaborateur. Après quelques mois, le manager m’a écrit ceci :

Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ce que les préconisations et propositions d’aménagement aient autant d’impact ! Grâce à celles-ci, l’équipe elle-même a progressé en professionnalisme et n’envisage pas une minute d’abandonner les changements d’organisation que nous avions initialement réalisés pour Adrien, tant ceux-ci s’avèrent aussi utiles pour notre travail au quotidien.

Ce bilan prouve une fois de plus les bienfaits de l’adaptation à certaines personnes autistes, mais surtout révèle un manque d’organisation dans l’équipe neurotypique d’une grande entreprise (une banque), ce qui est un peu problématique vu que l’organisation est la base de l’efficacité. Certains neurotypiques trouvent un peu « too much » notre organisation (anticipation permanente, séquençage, structuration, précision, logique…), d’autres s’en inspirent pour progresser. Certains reculent aussi devant notre rigueur, n’ont peut-être pas envie d’en faire autant, d’autres comme l’entreprise Andros réussissent à en faire un atout (en donnant au passage du travail à des personnes autistes lourdement handicapées, ce qui n’est pas rien).

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Téléchargez nos affiches pour une société plus inclusive… partout !

Pour conclure cet aperçu, je souhaite insister sur un grand point commun entre les neurotypiques et les autistes, c’est qu’on est tous des humains avant tout, avec un caractère personnel, une santé et une vie.

Beaucoup de neurotypiques m’ont avoué envier notre fonctionnement plus pragmatique et regretter d’être dans une société impersonnelle qu’ils n’ont pas choisi, eux non plus.

Paradoxalement, moi aussi je regarde les neurotypiques avec envie, j’aimerais bien avoir leur endurance, leurs aptitudes sociales et surtout leur insouciance au quotidien, là où je suis obligé de peser chaque mot et chaque geste pour être adapté. Si mon regard ne peut être représentatif de tout l’autisme, je pense que cette envie est transposable aux personnes plus lourdement handicapées dont la situation provoque un décalage encore plus conséquent.

Nous remercions chaleureusement Tristan pour son témoignage éclairant et qui, nous l’espérons, nous invitera tous à questionner nos modes de fonctionnement !


Retrouvez Tristan Yvon sur son blog.

Article publié le 1er avril 2020, mis à jour le 18 février 2021

1 Commentaire

  • Perez Bernigole Gisèle dit :

    Merci de votre article si pertinent, instructif et utile! Il peut sûrement mieux faire comprendre et aider des personnes atypiques et en désarroi…

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