Barbara Nivet est professeure ressource autisme. Elle intervient dans les écoles et établissements scolaires pour favoriser l’accessibilité pédagogique. Souvent sollicitée pour accompagner la gestion de comportements en classe, elle partage ici une approche centrée sur la compréhension des interactions sociales des élèves avec un trouble du spectre de l’autisme (TSA), à travers des activités concrètes et ludiques.
Compréhension sociale et prédiction
Comprendre le monde, entrer en interaction avec lui, agir, développer des relations sociales mobilise un traitement cognitif, sensoriel et émotionnel permanent. Nos comportements s’adaptent en fonction de notre environnement sensoriel et relationnel (ce que l’on voit, entend, ressent…).
Selon la théorie du cerveau bayésien, nos comportements seraient guidés par notre capacité à anticiper les événements à partir d’indices disponibles et de probabilités apprises. Autrement dit, nous agissons en fonction de ce qui nous semble le plus probable dans une situation donnée.
Un fonctionnement prédictif singulier chez les personnes avec TSA
Le chercheur Pawan Sinha (2014) étudie l’hypothèse d’un fonctionnement prédictif particulier chez les personnes avec un Trouble du spectre de l’Autisme (TSA). Ses travaux mettent en lumière le lien entre cette façon de fonctionner et les différentes caractéristiques associées à l’autisme.
Selon la classification américaine DSM-5, le TSA se manifeste notamment par :
- des particularités dans la communication et les interactions sociales ;
- des comportements, activités et centres d’intérêt spécifiques, répétitifs et stéréotypés, incluant un traitement particulier des stimuli sensoriels.

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Mieux comprendre pour mieux accompagner
Ce fonctionnement peut se traduire par :
- une sensibilité accrue aux stimuli sensoriels (sons, lumières, mouvements…), ce qui peut conduire à des surcharges dans des environnements trop stimulants ;
- une préférence pour la prévisibilité et la stabilité, qui peut s’exprimer par l’adoption de routines rassurantes face à des environnements ou des changements difficiles à anticiper ;
- un intérêt pour les domaines où la prédiction est toujours vérifiée et stable (comme en mathématiques, les dates, les lignes de transport, les formes, les mouvements réguliers) ;
- une approche singulière de la généralisation, qui peut nécessiter un accompagnement spécifique pour comprendre qu’un même concept peut se présenter sous différentes formes (ex. : un chien reste un chien, quelle que soit sa taille ou sa couleur) ;
- une interprétation plus littérale ou perceptive des interactions sociales, qui peut rendre plus difficile l’anticipation des intentions ou émotions d’autrui, d’où l’importance d’un enseignement explicite et progressif des compétences sociales.
Développer les compétences sociales par la prédiction
Soutenir les élèves dans le développement de leurs capacités de prédiction les aide à mieux comprendre leur environnement, à anticiper les événements à venir et à vivre les interactions sociales de manière plus sereine. Apprendre à prédire, c’est apprendre à observer des indices pertinents et à établir des liens logiques, notamment des relations de cause à effet.
La prédiction construit un chemin pour comprendre les intentions de chacun, comprendre leurs émotions, pouvoir se mettre à leur place.
Cette compétence sociale est primordiale et est explicitée par « la Théorie de l’esprit » (Utah Frith ; Simon Baron Cohen). C’est la capacité d’une personne à comprendre ce que l’autre peut penser, ressentir, vouloir ou croire. Chez les enfants, cette capacité émerge dès la maternelle (niveau 1) et continue de se développer au cours des premières années de l’école primaire (niveau 2), permettant une compréhension plus fine des pensées et émotions des autres.
Chez certains élèves avec TSA, l’acquisition de cette compétence peut nécessiter des approches pédagogiques spécifiques. Les travaux de Simon Baron Cohen ont mis en lumière que cette capacité, bien qu’elle puisse être présente, peut parfois se construire plus progressivement.
Un accompagnement ciblé et bienveillant peut alors favoriser son développement et enrichir les interactions sociales au quotidien.

>> À lire aussi : Tout s’avoir sur la théorie de l’esprit.
Conseils pratiques pour les enseignants
L’analyse de situations vécues ou fictives constitue une excellente porte d’entrée pour accompagner le développement des compétences sociales. Ce qui semble intuitif pour certains enfants nécessite, pour d’autres, un accompagnement plus structuré et progressif. Par exemple, les élèves avec TSA peuvent grandement bénéficier d’un apprentissage explicite et régulier dans ce domaine.
Voici quelques approches concrètes à mettre en œuvre :
- identifier des situations courantes vécues par les élèves à l’école et créer des cartes « situations » qui seront travaillées en atelier ;
- analyser les situations vécues en prenant appui sur des photos, et des jeux de rôles ;
- explorer des situations fictives au travers des extraits de dessins animés ou films, comme ceux proposés dans la série Tout s’arrange, un support riche pour décrypter des scènes sociales variées ;
- Utiliser des jeux éducatifs qui encouragent l’observation, l’interprétation et le dialogue autour des comportements et des émotions.
De manière transversale à toutes ces activités, pour favoriser le travail de la prédiction je conseillerai aux enseignants de :
- S’adapter aux besoins et au fonctionnement de chacun des élèves ;
- Permettre aux élèves de décrire précisément les situations. Les aider à mettre en évidence les éléments essentiels au décodage des situations ;
- Soutenir la compréhension et l’expression par du visuel et outils de CAA si besoin ;
- Faciliter la planification (fiche procédure, schématisation) ;
- Fournir un vocabulaire adapté aux émotions, pensées et intentions, en proposant par exemple des tournures comme « Je pense que… », « Il croit que… », « Elle ressent… » ;
- Lever les implicites en favorisant l’explicitation ;
- Vérifier la compréhension réelle des élèves afin d’ajuster l’accompagnement au plus près de leurs besoins.
Une expérience en classe : quand le jeu devient vecteur d’apprentissage
En printemps 2025, j’ai mené un atelier avec les élèves d’un dispositif TSA et leurs camarades de classe de CM2. Les élèves concernés étaient oralisants, et l’un d’eux non lecteur. L’ensemble du groupe – élèves comme enseignantes – s’est montré très investi et enthousiaste.
Pour accompagner le développement des compétences sociales, deux jeux ont servi de support aux activités
1. Inférences, but et prédictions
Ce jeu de cartes permet aux élèves de travailler à partir d’images illustrant des scènes du quotidien. Il invite les élèves à formuler des hypothèses sur :
- l’intention d’un personnage : « Que veut-il faire ? ».
- les prédictions : « Que va-t-il se passer ? »?
En retournant la carte, les élèves disposent d’une solutions possible (non exhaustive) aux questions posées.

2. Mets-toi à ma place
Ce jeu aide les élèves à se projeter dans un contexte, à se mettre à la place d’un personnage et à identifier des ressentis et émotions.
Le format chevalet est apprécié par les élèves. Ludique, il permet la manipulation physique mais aussi un soutien cognitif grâce à son découpage en trois partie (situation/ personnage /émotion).
Ces supports favorisent l’engagement actif des élèves. Ils développent leur capacité à observer, à analyser et à verbaliser, tout en cultivant la prise de perspective et l’expression des émotions.

>> À télécharger aussi : Inférence : des outils à télécharger.
Astuces et adaptations mises en place
Pour accompagner les séances, plusieurs adaptations ont été apportées afin de répondre aux besoins de tous les élèves :
- Une règle du jeu permettant le soutien à la compréhension et à la planification ;
- Un support de jeu « schématique » pour encourager la réflexion et éviter la précipitation ;
- une mise en œuvre explicite avec une phase de modélisation ;
- Une préparation des élèves avec TSA en amont, leur permettant de se sentir en confiance, de bien comprendre l’activité, et de l’expliquer ensuite à leurs camarades. Cette valorisation a été particulièrement bénéfique sur le plan langagier, relationnel et la confiance en soi ;
- La mise à disposition des jeux en autonomie dans le dispositif ULIS, afin qu’ils puissent être rejoués librement selon les envies ou les besoins.

Des progrès concrets et visibles
Au fil des cinq séances, tous les élèves ont développé leurs capacités d’observation, d’analyse et d’argumentation. Grâce aux outils proposés, ils ont enrichi leur raisonnement en passant d’une première réaction souvent centrée sur des indices perceptifs immédiats, à une analyse plus construite, mettant en lien observation, connaissances et interprétations diverses.
J’ai préféré le jeu « Que va-t-il se passer ? » J’aime bien la fille qui regarde la télé. J’ai appris à me mettre à la place de l’autre et à regarder tout sur l’image. Je ne sais pas lire mais les images ça aide.
Moi j’aime « Mets-toi à ma place » et l’image avec la peau de banane. Maintenant, je regarde mieux. J’essaie de pas aller trop vite. Maintenant, je parle mieux.
Les élèves avec TSA ont été encouragés par leurs pairs et ont progressé dans leur attention et leur capacité à partager des points de vue. Cette approche inclusive a favorisé une dynamique d’apprentissage collective où chacun a pu apprendre de l’autre. Les élèves neurotypiques ont aussi enrichi leur compréhension du fonctionnement de leurs camarades : leurs points forts (comme leur sens de l’observation) mais aussi certaines difficultés, notamment pour argumenter.
Lors de la dernière séance, des ponts ont été faits avec des situations scolaires vécues. Cela m’a permis de constater que le transfert de ces apprentissages à d’autres contextes demande du temps et de la régularité. Ce travail de généralisation est essentiel pour favoriser l’autonomie sociale des élèves avec TSA.
Barbara Nivet : Vous pouvez suivre mon travail sur mon blog https://barbaratsa.eklablog.com/.